Enfants démunis : une image qui nourrit ?

Maria est une jeune femme « en situation de rue », dans un quartier dégradé de Lima. 13 ans à peine, c’est une enfant déguisée en femme qui vend son corps aux hommes chaque jour.

Juan est fils d’un ancien chef guérillero « Farc », il vit sur un campement situé en pleine jungle colombienne. Du haut de ses 4 ans, il est sans même le savoir un « enfant associé aux groupes armés », communément appelé « enfant soldat ».

Vous lisez ces pages et des images vous viennent en tête, sans même l’avoir décidé.

Maria est frêle, elle est légèrement vêtue, exagérément maquillée. Dans une rue sombre et glauque, elle attend. Le regard semble perdu, comme si une partie de son être n’avait rien à faire avec ce quartier et ce qu’il s’y passe.

Juan joue à même le sol, il est un peu sale et déjà son expression témoigne d’une certaine forme de dureté. A sa droite se trouve un homme qu’il sait être son père mais dont les préoccupations sont trop nombreuses pour lui prêter attention. A sa gauche un homme armé, censé défendre son père, qui lui apporte parfois des friandises. Quant à sa mère, ce n’est plus qu’un souvenir lointain.

Dans de telles configurations, l’esprit éprouve des difficultés à imaginer une suite favorable pour ces deux personnages. Surtout qu’il sait pertinemment que ce ne sont justement pas de simples personnages mais des enfants qui vivent. Tout du moins, pour le moment.

On a envie de leur porter une aide. De les extraire de scénarios aussi sinistres. Et aussi, certains semblent avoir envie de jouer avec ces images. De renforcer le caractère dégradant ou alarmant de ces situations. De les plaindre, les victimiser pour attirer de la pitié. Et des fonds ! Pourtant c’est probablement la dernière chose qui manque à ces enfants. De la pitié.

Ce mot me connecte à ma première expérience humanitaire. J’étais éducatrice de rue, travaillant au quotidien avec des enfants qui ont « choisi » la rue comme refuge. Un jour, je me retrouve face à un enfant au visage balafré, à la mine découragée et aux paroles glaçantes. Violé à plusieurs reprises, il a fui son foyer pour se retrouver à la rue. A la rue, les formes de violences multiples n’en finissent pas de s’abattre sur lui, allant même jusqu’à dévorer une partie de son visage. Je regarde cet enfant et j’ai du mal à raisonner mon cœur sur le point d’exploser, et mes larmes qui ne demandent qu’à jaillir. C’est alors qu’un collègue arrive et il me met ma première « claque » humanitaire, douloureuse bien que nécessaire: « Tu penses vraiment « aider » en t’effondrant avec cet enfant ? Ils ont besoin de ta joie, de ton énergie, de ton professionnalisme…ta pitié, ils n’en veulent absolument pas ». Recalée de la sorte, je n’ai jamais oublié cette leçon de vie.

Permettre le développement du pouvoir d’agir chez l’enfant

Comment faire avec l’enfant et non pas “à la place de” ? Comment accompagner les jeunes sans pour autant les porter à bout de bras ? Comment favoriser le développement du pouvoir d’agir chez les jeunes ? Ce sont ces questions précieuses qui guident désormais ma pratique.

Il est difficile de définir la place de l’enfant sans être bien conscient avant tout de sa propre place. Dans de nombreuses sociétés, il est courant de percevoir l’enfant comme un être plus faible, aux capacités moindres, assujetti même parfois. Comme si l’adulte négligeait l’enfant qu’il a lui-même été. Cette vision de l’enfant-victime permet certainement de lever des fonds. Il est difficile de vouloir aider une personne forte, capable, responsable. Un être faible et démuni appelle davantage de compassion. Et si ce petit être opprimé faisait en plus écho à notre propre enfant intérieur qu’on a sans doute délaissé, parfois malmené, voire même complètement abandonné ? Et si à l’origine du mouvement d’aider ne se trouvait pas finalement une tentative pour s’auto-rassurer et se rattraper ?

Le « Pourquoi » aider les enfants nécessite une analyse fine. Parfois, je me demande si ces enfants ne seraient pas davantage aidés sans « nous ». Je pose ici le « nous » comme une façon d’englober les adultes de ce monde. Bien sûr, ils ne seraient pas venus au monde, sans ce « nous », ce qui place l’adulte en position immédiate de supériorité sur l’enfant : « Tu existes, parce que moi, en tant qu’adulte, j’existe ».

Les enfants comme projet humanitaire contemporain

Or, les êtres qui m’ont le plus agréablement surprise, déroutée, apportée, bluffée, ce sont les enfants. J’ai vu des enfants de 7 ans survivre dans la rue, là où je doute que la plupart d’entre nous puisse y tenir une nuit. J’ai observé des enfants changer le cours d’un événement par un simple mouvement ou un simple regard. L’élan qui pousse un enfant à intervenir peut difficilement être stoppé. Comme si le fait d’avoir moins d’expériences, moins de limitations mentales et certainement moins de peurs, les entrainait dans une action fulgurante.

Les enfants sont aussi de véritables ambassadeurs de la paix. En Colombie et au Nicaragua, j’ai formé des élèves à des techniques de prévention et de gestion des conflits. Je le fais désormais au niveau local, dans ma région d’origine, qui est la Franche Comté. Ici ou là-bas, le constat est le même : les enfants et adolescents ont des aptitudes et une prédisposition remarquable pour ce type de méthodes et outils. Ils n’apprennent pas ces techniques, ils les boivent, naturellement.

Les dégâts au niveau mondial générés par des problèmes de communication, par le non-respect des besoins et valeurs d’autrui, par le manque de considération de la vie elle-même, sont manifestes. Et pourtant, qu’est-ce qui est fait pour travailler sur la communication non-violente, le mieux-vivre ensemble, l’altérité ? Si certains pays se penchent sur ces questions, ce n’est malheureusement pas monnaie courante. Pourtant, les enfants ont une appétence pour ces matières. Les enfants sont le futur projet humanitaire de demain. Ou d’aujourd’hui ? Non pas pour les plaindre, les infantiliser voire même les étouffer avec nos conceptions limitantes de ce qu’ils sont. Plutôt pour leur donner leur juste place. Leur permettre d’assimiler les compétences, savoir-être et savoir-faire qui font qu’un jour le mot conflit armé et guerre seront complètement dépossédés dans leur substance.

« Désarmer » les enfants soldats par exemple ne veut pas dire les placer dans des campements à attendre une aide alimentaire, scolaire ou autre qui ne fera que les maintenir là où ils sont. Ou au mieux les en extraire pour une autre configuration pour le meilleur comme pour le pire. Désarmer sans « armer » avec de nouvelles capacités et sans nourrir tout ce qu’ils ont déjà en eux, semble vain. Un jardinier ne fait pas pousser lui-même ses légumes, il crée les conditions pour. Arrêtons de vouloir faire et défaire les enfants, comme s’ils représentaient un vulgaire assemblage ikéa. Créons les conditions pour que demain, ils nous guident vers le chemin de la paix.

Et si on rêvait demain ?

Marco est en prison. Une prison infame du Salvador. Parce qu’il a volé un téléphone. Enfermé dans une cellule minable avec d’autres, il peint du regard sur les murs. Dans l’agitation, les mauvaises odeurs, les coups qui fusent parfois, lui arrive encore à peindre. Il dessine et conçoit une fresque qui ne s’arrête pas aux contours de cette pièce sordide. Son esprit peint les reliefs d’une liberté imaginée à laquelle il ne saurait renoncer. Il ne comprend pas l’emprisonnement. Le concept en tant que tel lui échappe. Il entend une de ses tantes pleurer et s’apitoyer comme quoi on lui a volé son enfance. Mais déjà les couleurs et formes dessinées par Marco ont pu atteindre un cours d’eau, puis un champs et il court et respire à plein poumons. On ne lui a rien volé puisque enfant il est et enfant il demeurera, tant qu’espoir il y aura.

Neha vit dans un petit village à l’est du Pakistan. Mariée de force, elle prépare un repas pour sa famille. Elle en a fini de pleurer, elle a désormais un bébé. Elle regarde son enfant. Elle lui apprend déjà à cuisiner. Mais aussi à lire, à chanter, à penser. Un livre seulement habite la chambre de son enfant, Adi. Alors chaque fois, ils réinventent l’histoire. Parfois, ils démarrent de la fin pour la lire à l’envers et se doivent alors d’inventer la chute puisqu’il ne figure jamais de chute au démarrage d’une histoire. D’autres fois, ils décident de mimer l’histoire et Adi ne peut s’empêcher alors de danser. Neha, sans même s’en rendre compte, est en train d’enseigner à son fils qu’à partir d’une seule histoire, des centaines d’autres peuvent émerger. Et Adi apprend, désapprend, se surprend, et il construit jusqu’à l’infini son « chant » des possibles.

Sophie est une jeune interne, en mission humanitaire en République Démocratique du Congo. Œuvrant dans un dispensaire, elle est particulièrement préoccupée du sort de Moussa, garçon de trois ans qui se meurt lentement mais sûrement. Une diarrhée aiguë est en train d’absorber le peu d’énergie restante sur son organisme déjà faible. Le médecin qui l’encadre, plus âgé et plus expérimenté, s’approche alors : « C’en est fini pour lui, tu peux passer au suivant, on a davantage de chance ». Son esprit entend les mots « suivant » et « chance » mais cela ne fait pas sens. Alors elle reste. Elle reste là à tenir la main de cet enfant, probablement déjà en train d’entamer son grand voyage. Elle refuse de passer au suivant. Elle ne veut pas entendre parler de « chance ». Elle décide alors de rester. D’une main, elle caresse tendrement la tête de l’enfant, de l’autre, elle lui tient doucement la main. Elle ne ressent ni tristesse, ni soulagement. Mais de l’amour. Et sans rien espérer, sans rien attendre, cet amour accompagne déjà Moussa vers un autre chemin.

Laure Faget

2 réponses

  1. Merci Laure pour ce très beau texte. Tu nous emmènes avec toi et tu nous amènes à nous questionner, à penser autrement, c’est remarquable.

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